On dit que la vie ne tient à rien. Certains parlent d’un fil. Dans notre cas, je dirais qu’elle a tenu à quelques bouts de papier griffonnés…

Le premier bulletin

Nous étions en novembre. Ça ne faisait pas encore un an que ma maman nous avait quittés. La puce venait de recevoir son premier bulletin de l’année. Ses résultats étaient en chute manifeste. Pas de quoi s’alarmer, mais suffisamment tout de même pour que son papa et moi nous posions des questions.

La fille cool

Je me suis rendue à la réunion des parents en adoptant mon air le plus détaché possible. Le rapport toxique aux évaluations chiffrées, j’en ai soupé. L’étiquette de « Miss 95 % de l’école », je connais. C’est très lourd à porter. Il faut savoir jouer la bonne copine de classe qui file ses notes à tout le monde de peur qu’on ne l’aime plus du tout. Et en permanence ravaler la bile qui vous ronge les tripes et l’œsophage. Paraître désinvolte, mais ne pas s’autoriser la moindre faille qui ouvrirait la porte aux railleries et aux quolibets.

Hors de question de répercuter mon vécu sur la puce. J’endosse donc mon costume de la maman ultra cool. Je sais si bien le faire, l’entraînement, ça aide.

Une question de comportement

C’est mon tour. Les institutrices me font entrer. Elles s’apprêtent à parcourir les notes de notre aînée, une à une. Je les interromps, je ne suis pas venue pour ça. Je n’ai qu’une question. Pourquoi ce « 15/20 » en comportement ? Je tente un « Elle papote ? Elle chahute ? », c’est tôt pour commencer la préadolescence, elle n’est qu’en deuxième primaire, mais, après tout, on dit que ça vient de plus en plus tôt ?

La réponse est cinglante : « Non, Madame, pour avoir des points en comportement, il faut participer en classe ! ».

« Participer ? Mais, justement, la puce participe énormément, c’est un vrai rayon de soleil, demandez à sa prof de l’an dernier !? »

« Vous savez, il y a des enfants plus introvertis que d’autres… » Oui, d’accord, mais, justement, nous croyions jusqu’ici notre fille plutôt extravertie ? Je tente une autre approche :

« Et si elle ne participe pas, elle fait quoi exactement ? »

« Vous savez bien comment elle est, chacun a sa nature… »

« Non, justement, il semblerait que je ne sache pas ». J’insiste : « Elle fait quoi de ses journées en classe » ?

Silence gêné. Regard perplexe entre les deux institutrices.

La collection Prinzhorn

« Elle dessine, vous devez bien le savoir, il doit y en avoir au moins autant chez vous… », me dit l’une, en ouvrant le pupitre de la miss. J’ai visité enfant une exposition consacrée à la collection Prinzhorn, du nom d’un psychiatre historien d’art qui recueillit toute sa carrière durant les œuvres de ses patients. Rien ne m’y ferait plus penser que le monceau de bouts de papier de toutes tailles criblés d’encre. Le banc en déborde. Ce que j’avais pris tout à l’heure pour des restants de bricolages oubliés par une femme de ménage est en fait un trop-plein qui se déverse jusqu’au sol. Il y en a partout.

Houston, we’ve got problem !!!!

Je ressens tellement de souffrance. Elle suinte à travers chaque graffiti. Tous ces traits de crayon sont autant d’appels à l’aide.

« Et vous attendez la mi-novembre pour m’avertir ? Et encore, parce que je pose la question ? »

« Nous pensions que c’était sa manière d’être… »

« Mais, vous avez dû lire son dossier, vous savez qu’elle a récemment perdu sa grand-mère, que ça été très douloureux pour nous tous et peut-être plus encore pour elle ??? »

« Nous ne lisons pas les dossiers, pour ne pas être influencées. »

J’en ai assez entendu pour la soirée. Je remercie poliment mes interlocutrices, c’est plus fort que moi, mon éducation prend parfois le pas sur ce que mes tripes me dicteraient.

Jusqu’à la lie

De retour à la maison, je vais voir la puce. Je lui ai promis de lui faire un compte rendu de l’entretien.

Une dernière inspiration avant de franchir la porte et je m’assieds au bord de son lit. J’en viens assez rapidement au nœud du problème. « Mon Ange, tes profs voudraient que tu participes davantage en classe. Tu crois que ce serait possible ? »

« Tu sais, Maman, la seule solution, c’est que je me tue ». Le sol se dérobe sous moi. Comment est-ce que la chair de ma chair, l’un des êtres que j’aime probablement le plus au monde, peut me dire ça ? Peut envisager de telles choses ? Ce soir-là, je finirai par faire appel au papa pour mettre la peluche au lit. Il y a des moments où il faut savoir s’avouer vaincue. Et appeler à l’aide.

Résilience

Depuis, nous en avons fait du chemin.

Quand on reçoit cette patate chaude, on ne sait évidemment pas quoi en faire. Nous avons énormément appris. À force de se parler et de s’écouter, beaucoup, les uns les autres, nous avons démêlé l’enchevêtrement dans lequel s’étiolait notre enfant. Nous savons désormais qu’il existe une foule de gens bien prêts à aider les familles démunies. Chaque histoire est différente, mais s’il y a une chose que je dois retenir, c’est d’écouter votre instinct. Si quelque chose vous frappe, si en votre for intérieur, vous savez qu’il se passe quelque chose, faites-vous confiance et parlez-en.

Épilogue

Un an et demi plus tard, à la fin de l’été, l’une des deux institutrices m’a téléphoné. Elle savait toutes les démarches que nous avions entreprises et voulait comprendre ce à côté de quoi elle était passée. Si je lui en ai énormément voulu d’avoir été à ce point aveugle au drame humain qui se jouait sous ses propres yeux, je tiens à saluer sa démarche et sa volonté manifeste de s’améliorer. Pour que cela n’arrive plus.

Note de fin

C’est bizarre, depuis cette soirée de novembre, j’ai des angoisses dès qu’on me parle de réunion des parents !?